ECOTA

Redécouvrez un livre culte de science-fiction, aux étranges résonances prophétiques, exhumé quarante-cinq ans après sa parution par Aurélie Luneau

Dans la lignée des récits de Jules Verne, Aldous Huxley ou bien George Orwell, ce roman futuriste fut, dès sa sortie en 1975, un best-seller aux Etats-Unis. Au-delà de la force de l’histoire et de l’intrigue savamment tissée, sur le modèle d’un film de cinéma dont l’auteur était friand, ce livre est une oeuvre culte, prémonitoire, bluffante, mais également dérangeante par son côté visionnaire.

Tout commence en l’an 2000, vingt ans après une guerre de sécession qui voit trois Etats américains, la Californie, l’Oregon et l’Etat de Washington, s’unirent pour former un nouveau pays nommé "Ecotopia". C’est l’avènement d’un monde fermé où une autre vie fondée sur la décroissance, l’équilibre et l’harmonie semble possible ; une société démocratique, égalitaire, pacifique, responsable du devenir de la planète, prônant l’épanouissement personnel et collectif avant la réussite individuelle, et où le travail et le plaisir ne font qu’un. Pendant vingt ans, aucune relation diplomatique n’est nouée entre Ecotopia et les Américains, jusqu’à ce qu’un journaliste new-yorkais du Times-Post soit désigné officiellement pour être le premier Américain envoyé sur place. Une aventure inédite d’un mois et demi s’ouvre à lui…

William Weston, envoyé spécial en Ecotopia

Spécialiste des relations internationales, William Weston est l’heureux étranger autorisé à fouler cette terre inconnue. Pourtant, sa philosophie de vie n’est pas franchement en adéquation avec cette société écologiste, totalement autonome, qui applique selon lui, et à la lettre, des préceptes et conseils environnementaux dignes du Moyen Âge.

Excellent journaliste, baroudeur, curieux de nature, mais terriblement macho, égoïste, individualiste et cynique, Weston se sent avant tout citoyen américain. Trentenaire, divorcé, père de deux enfants et amant d’une jeune femme avec laquelle il entretient une relation des plus libres, il est installé dans un modèle de vie productiviste et d’ultra-consommation. Autant dire qu’il appréhende avec une certaine hostilité cette société utopique, et entend bien en décrire toutes les facettes à ses lecteurs.

À travers les articles qu’il envoie régulièrement au Times-Post, mais aussi via les pages du journal intime qu’il rédige parallèlement, le héros du roman nous entraîne dans cette aventure doublée d’une mission, celle d’ouvrir de façon favorable des relations diplomatiques entre deux pays aux conceptions politiques, économiques et sociétales très éloignées. Un défi douloureux pour lui, ardent défenseur du consumérisme, mais qui va le conduire à s’immerger dans ce pays présidé par une femme, où l’on travaille vingt heures par semaine, où les entreprises fonctionnent en autogestion, où les transports en commun sont gratuits, les vélos rois et les voitures quasi inexistantes, où le recyclage, la sobriété, la décroissance sont la règle, les énergies renouvelables exploitées, les relations sexuelles hommes-femmes libres, l’éducation et la santé pour tous, le revenu universel en vigueur, les villes bucoliques, la violence criminelle absente, où paradoxalement des combats de guerre rituelle violents sont organisés, mais où l’on parle aussi aux arbres… Cette expérience déroutante va peu à peu l’interroger, le désarçonner, le bouleverser et le captiver : « Les Ecotopiens accomplissent sans arrêt nos fantasmes », écrit-il. Elle va le questionner aussi sur son propre rapport au temps, au bien-être, au bonheur et aux autres, à sa famille, notamment, à travers les sentiments amoureux qu’il développe pour une Ecotopienne. L’aventure lui échappe bientôt et le place devant un dilemme : choisir entre deux mondes. Défi ou illusion ?

Ernest Callenbach, écrivain engagé

Professeur et critique de cinéma, auteur de romans et d’essais, journaliste, Ernest Callenbach (1929-2012) mena d’abord des études à Chicago, avant de passer six mois en France au début des années cinquante. Inscrit à la Sorbonne, le jeune homme s’immerge surtout dans les salles de cinéma où il passe le plus clair de son temps. À son retour aux Etats-Unis, et après avoir obtenu un master en anglais et en communication, il part à Berkeley en Californie où il fonde la célèbre revue de cinéma Film Quaterly dont il devient rédacteur en chef. Durant sa vie, il se fera aussi connaître pour ses conférences basées sur la décroissance, l’obsolescence programmée, le recyclage, la nécessité d’une taxe carbone, etc... Ses positions sont dans l’esprit du rapport Meadows "The Limits to Growth" commandé par le Club de Rome à des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et publié en 1972.

Ecotopia, son livre à succès (vendu à plus d’un million d’exemplaires) est ce que l’on peut appeler une "semi-utopie". Il fut surtout pour Callenbach un manifeste dans lequel il espérait faire entrevoir un monde qu’il jugeait meilleur, non seulement pour l’environnement, mais aussi pour le développement personnel et pour l’équilibre individuel de chaque être.

Un roman cri d’alarme d’une étrange actualité

Aujourd’hui, ce roman de science-fiction, qui ressemble à un cri d’alarme lancé il y a quarante-cinq ans, est déroutant par la force de son actualité et par l’écho qu’il donne aux questions écologiques présentes (recyclage, gaspillage, interdiction de produits phytosanitaires, lutte contre la pollution atmosphérique, contre les gaz à effet de serre et le réchauffement climatique, méfaits du plastique, développement de sources d’énergies renouvelables, préservation des ressources naturelles…).

À la lecture de ce livre, il est bien difficile de ne pas penser à ce quasi demi-siècle écoulé, et à son terrible aspect prophétique, dans le rapport que l’homme entretient avec lui-même (l’homme est un loup pour l’homme) et avec la nature, les écosystèmes, la planète mère. Mais Ecotopia se révèle aussi malicieusement psychologique en questionnant la notion d’épanouissement et de bonheur, individuel et collectif.
Une source de réflexion pour les uns et de discussion pour les autres, à n’en pas douter !